« La Soif est une redoutable maladie qui, depuis l’origine des temps, s’est attaquée à tous les êtres vivants, ainsi qu’aux végétaux. Les souffrances de la Soif, plus terribles que celles de la Faim, peuvent même entraîner la mort.
A la vérité, en Beaujolais, nous n’avons jamais eu à constater d’aussi funestes conséquences parce que nous avons le remède à la portée de la main et que nous le prenons toujours préventivement. En tout cas, il s’agit là d’un mal douloureux, insidieux, aggravé par ces circonstances qu’il est sans cesse renaissant et qu’il ne se décèle pas à l’œil nu. On voit parfaitement qu’un homme a trop bu, on ne s’aperçoit pas quand il a soif. Et, c’est pourquoi, suivant le rite ancestral de tous les peuples civilisés, lorsque vous retrouverez votre ami, votre premier devoir est de lui verser à boire, en « portant sa santé » et en accompagnant ce geste bienfaisant, souvent renouvelé, de vos souhaits fraternels. Une véritable amitié doit être « inaltérable »….
…Nous ne parlerons pas de la Soif de l’Or ou de la soif des Honneurs, affections également graves contre lesquelles la science demeure impuissante. Nous traiterons de la Soif tout court, celle qui se manifeste par un besoin impérieux d’humidité sur la région bucco-pharingienne.
Nous avons dit que le malade qui souffre de la sécheresse de la bouche et du gosier ne présente aucun symptôme particulier. Cependant, le diagnostic est facile pour le praticien exercé et même pour le simple observateur. Pas besoin d’auscultation compliquée. L’homme altéré paraît tourmenté, sa pensée est absente de la conversation ambiante, son regard fureteur se promène à travers les enseignes et ne s’éclaire que lorsqu’il découvre le mot « café ». De suite, à l’apparition de ces quatre lettres magiques, le malade prend le pas de gymnastique et s’engouffre hâtivement dans l’établissement ainsi repéré.(Fâcheuse dénomination du reste que celle de « café » pour indiquer dans notre région, un lieu où la consommation de café n’atteint pas, d’après les dernières statistiques, 0,2 % de celle du Beaujolais).
Le café, ou pour mieux dire le « cabaret » remplace donc avantageusement la clinique ou l’officine de l’apothicaire pour la guérison de la Soif .
L’an dernier….c’est au nom de la Science, que nous avons démontré la préexcellence du vin comme breuvage humain. Aujourd’hui, dans ce même but, nous nous placerons sur le terrain de la logique et de la morale. Raisonnons : nous sommes tous dotés des sens de la vue et de l’odorat, de papilles gustatives qui nous permettent de discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais pour notre organisme. Or, avaler un liquide fade, morne, inerte et froid comme un cadavre, toujours insipide et insignifiant, souvent corrompu, nauséabond, comme l’eau, c’est agir contre la loi naturelle.
Mais au contraire, c’est obéir aux instincts primordiaux et naturels, aux suggestions de la raison et du bon sens que d’étancher sa Soif en buvant le Beaujolais dont vous avez d’abord contemplé les reflets alléchants, puis respiré l’arôme irrésistible.
Votre vue et votre nez ne peuvent vous tromper : non seulement ce vin clair et parfumé éteindra le feu de votre gosier et de vos papilles, mais sa fraîcheur, sa composition harmonieuse contribueront au bon fonctionnement de vos organes. Il y a plus : en utilisant, à l’exclusion de toute mixture exotique et artificielle, ce breuvage élu qu’est le Beaujolais, ce fils tant aimé du sol national, vous vous montrez bon français, et vous accomplissez un acte de gratitude envers le Créateur qui ne nous a pas donné, sans raison, un palais voluptueux avec des bons coteaux pour planter la vigne.
On a dit que planter la vigne c’est prier Dieu ; boire son produit, c’est sûrement accomplir une action de grâce.
Ceux qui délaissent les biens de la Terre et du Ciel par ignorance ou snobisme, sont à la fois des coupables et des insensés. Ce sont eux qui, dans les mois chauds où la Soif sévit avec le plus d’intensité, se réunissent dans les stations dites thermales. Là, ils suivent ce qu’ils appellent un « régime ». Sans appétit, sans joie, ils s’ingèrent à tous les repas de vagues haricots, des pâtes molles, des pruneaux et des épinards mélancoliques, le tout accompagné de pilules, poudres, granulés, cachets et de potions liquides, plus nocives et plus corrosives que le sulfate de cuivre employé pour la destruction des ennemis de nos vignes.
On ne peut s’étonner, en vérité, que ces égarés, blêmes et déprimés manquent presque toujours de sex-appeal, malgré un grand souci d’élégance (cravate-pompon, pantalon au pli impeccable ou culotte de zouave du plus gracieux effet).
Ils lisent avec avidité les bulletins médicaux où sont décrites toutes les maladies dont ils se croient atteints ; leur conversation roule sur les crises – celle économique et celle de leur foie –et sur la baisse des valeurs dont ils trouvent des détails sur le « Temps » ou « L’Information ». Comme dérivatifs à leurs pensées morbides, ils promènent le chien de Madame ou manoeuvrent le « yoyo ». A la source fameuse, ils défilent avec un verre gradué qu’ils vident maintes et maintes fois avec componction, sous l’œil narquois de la préposée au robinet.
Fort heureusement, le traitement rationnel de la Soif, d’après les résultats d’une expérience millénaire et les données de la science moderne, est de toute autre sorte.
La véritable cure se fait toujours en groupe, soit à la cave avec les voisins, soit à la table familiale avec les amis, mais plus méthodiquement au bon cabaret du village. Là, pas de recherche vestimentaire – le plus aimable laisser-aller est, au contraire, de circonstance-. La cote bleue de l’artisan, le bourgeron du charcutier, le tablier de treillis du vigneron voisinent avec le veston du retraité ou du fonctionnaire, avec le pantalon genouilleux du malchanceux.
La hiérarchie sociale est exclue de cet asile humanitaire et égalitaire.
La « haute société » ne fréquente pas le cabaret. On raconte même que les « gens du monde », comme ils se désignent, trouvent un pouvoir désaltérant dans une sorte de mélange barbare appelé cocktail, ou dans une infusion d’origine chinoise, le Thé. On peut à la rigueur admettre ces pratiques pour les Anglais, ou les coloniaux, vivant loin des pressoirs ; mais on ne comprendrait pas l’homme de Blacé ou de Chiroubles qui se livrerait à des breuvages aussi saugrenus, alors que chaque jour, il voit de sa fenêtre naître et mûrir le bon raisin.
Les personnes distinguées et titrées ont oublié que rien n’est plus noble, plus racé qu’un vin de plants fins de bons crus.
Revenons au cabaret, cet oasis au milieu du désert de la vie, ce doux refuge de la cordialité et de la bonne humeur. Admirez ces mines fleuries et joviales, ces bonnes bedaines. Entendez cette conversation animée bien nourrie – plutôt bien abreuvée- et variée entre toutes. Là, les grands politiques règlent entre deux coups de vin les questions sociales et internationales les plus ardues et prononcent des sentences définitives sur le désarmement ou le déficit budgétaire. A la table voisine, les sportifs matchent à la belotte, discutent du dernier concours de boules, racontent de miraculeuses pêches « en Saône » au Port-Rivière, expliquent comment a débouché le gros lièvre qu’un jour ils ont failli tuer. Dans le fond, les philosophes commentent les dernières vendanges et supputent, d’après l’importance de leur récolte, la quantité journalière de vin à laquelle ils auront droit jusqu’à l’automne prochain.
Tous ces entretiens éclectiques, souvent bilingues, car le patois convient à la cure beaujolaise, sont émaillés de bonnes plaisanteries où les questions relatives au beau sexe ont naturellement une grande part. Tout buveur de beaujolais est un galant chevalier.
Et partout, les pots se vident à un rythme plus ou moins accéléré suivant la température et la qualité de l’année viticole.
Cette coulée bienfaisante est non seulement conforme à l’hygiène de la bouche et de la gorge qui doivent être tenus en état permanent de propreté, elle est non seulement l’antidote de la Soif, mais elle agit encore favorablement sur le grand sympathique.
C’est ainsi que l’on voit le buveur de Beaujolais au cours même du traitement, devenir de plus en plus éloquent et spirituel. Il sort de temps en temps pour éliminer, d’un jet puissant, tous les déchets de l’organisme. Le rein dégagé, l’esprit libre, la circulation bien établie, le buveur oublie les duretés du sort, les récriminations de son épouse, du fisc et des fournisseurs, les déceptions du cœur et les mille soucis quotidiens. La cure de la Soif est une cure d’optimisme et d’euphorie. Elle remplace avantageusement les piqûres, les injections intra-veineuses ou musculaires actuellement à la mode ou les lavements et les saignées de l’ancienne thérapeutique.
La dose de Beaujolais à absorber varie avec chaque tempérament. Mais lorsque vous sentez un peu de vertige, et que la langue s’épaissit au point de ne plus bien exprimer les fortes pensées de votre cerveau surchauffé, lorsque le voisin d’en face paraît avoir deux têtes et que les semelles de vos chaussures deviennent trop pesantes, dites-vous que vous avez forcé la dose et rentrez à la maison sans tarder. Montaigne, après Horace et Platon, a cependant conseillé d’atteindre et de dépasser cette mesure à chaque changement de lune.
Opinion soutenable. Mais nous conseillerons, surtout aux débutants, de ne pas aller jusque là, sauf en cas de grippe, où le traitement doit être poussé à fond.
Il résulte donc péremptoirement de ce qui précède, que le vin du Beaujolais, en particulier, est le seul remède normal, le viatique souverain et universel, qui convienne à la complexion humaine. Le ridicule a enfin dispersé, presque anéanti la secte oenophobe. C’est un jeu facile de recueillir les opinions de tous les savants y compris Pasteur, des médecins de la Faculté comme ceux du village, qui ont glorifié et recommandé le vin aussi bien dans la santé que dans la maladie. »
Article publié dans « L’almanach du Beaujolais » de 1933 par le Docteur Noël DRALLIOF, Chef de clinique à Reneins, membre correspondant de l’Académie de Chénas, alias Léon FOILLARD.
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